Partons la mer est belle !
Tous les ports poussent un cri de départ. Celui du chef de bord qui ordonne d'un air martial le départ du quai, l'amarre qui crisse au moment de la libération du taquet, les pare-battages pleins de douleur, les mouettes qui hurlent au vent, la voix du marchand de poisson qui résonne à la criée, le couinement de la brouette sur le ponton, le ronronnement du bateau de pêche poursuivi par une horde de goélands, le vent qui siffle dans les drisses, le grincement du débrayage de la manette moteur tandis que la voile garde son silence en attendant son tour de cabotage après la grande jetée.
Avant tout ce branle-bas de combat, le chef de bord doit réfléchir à bien exécuter sa manoeuvre. Dans le temps, à l'époque des caravelles, les bras ne manquaient pas à bord. Chacun son poste et au bon moment, le capitaine donnait l'ordre de partir. Le bateau était situé dans une zone non encombrée face au vent et à terre les dockers ne manquaient pas à la manoeuvre du voilier. Les femmes en robe blanche saluées par l'équipage. Aujourd'hui, dans la plaisance moderne, le chef de bord ou skipper est souvent accompagnée de deux ou trois personnes plus terriens que marins et il y a tant de bateaux dans les marinas qu'il est presque impossible de voir l'onde du port qui soutient les bateaux. Les places sont serrées comme dans une boite de sardine.
L'ami Laurent, propriétaire d'un beau Sun Odyssey 345 à Ouistreham , de son air fantasque est soulagé de partir en mer, le regard vide, l'oeil grand ouvert fixé sur son étrave jouant sur les aigus sans autorité pour lancer sa manoeuvre. Il ne connait pas grand chose aux techniques d'appareillage du port mais il se dit que c'est en faisant qu'on apprend. Il a bien l'habitude de faire un créneau seul avec sa voiture mais un bateau, c'est vrai, il est moins à l'aise. Il a appris certaines règles de base en regardant son voisin de ponton : sentir le sens du vent, de travers, à l'arrière ou de face pour agir en conséquence. Et difficile de comprendre le courant entre les pontons comme l'an dernier à St Gilles -Croix de vie quand il s'est retrouvé coincé entre une barge et un pilier. Ne pas recommencer l'erreur. Il cherche par lui-même la meilleure solution pour sortir avec grâce. Il dispose d'une hélice d'étrave mais sa place est réduite. Après un long moment de réflexion en se grattant sa barbe de 6 jours, il conforte sa décision de se lancer contre le vent. Se dégager au moteur par l'avant en doublant une aussière, s'assurer avec un pare-battage à la main au cas où le gelcoat viendrait flirter avec la digue et surtout toujours avoir de la vitesse au moteur, sans trop mais suffisamment pour être manoeuvrant. Des conseils qu'il s'explique dans son for intérieur mais oublie d'en parlant à Rose occupée à ranger les écoutes qui garde le silence et Bernard, l'oeil vide, l'air contemplatif machouyant son cigare sur la jupe arrière. Et pour la première fois, Laurent pousse un coup de gueule, en les voyant tous les deux dans leurs rêves réalisant qu'il lui faut de l'aide. Il remet en place les pièces du puzzle avant de lancer son Sun Odyssey équipé d'un 29 cv diesel. Il voit clair enfin. Il ordonne comme un général devant l'ennemi à Rose de se poster à l'avant avec le pare-battage et à Bernard de lever son cul pour s'occuper des aussières. Il hésite, il bafouille un ordre et lance la machine vers l'avant. Il ne supporte plus l'attente. L'obstacle n'est plus une menace. Sinon, tout va rater. Il sera la risée du voisinage. Le spectacle ne doit pas se répéter. Le moteur qui vrombit le grise. Le bateau glisse doucement de son emplacement. Rose et Bernard veulent se rendre utile mais ils attendent les ordres du chef qui prend un coup de chaud. Le piquet planté en face du bateau se rapproche. Ses mains simultanément posées sur la barre, la manette et le bouton du propulseur agissent par miracle comme un pianiste. La partition est belle. Le bateau pivote doucement et se déhale vers la sortie du chenal tel un poisson chat qui se faufile entre les roches. Il s'amuse de sa réussite en se remémorant le scénario. Il ne sera pas humilié pour l'éternité.
Partons la mer est belle.